"Un amour à taire", un téléfilm diffusé sur France 2 entretient la confusion en transposant dans la France de Vichy la déportation homosexuelle orchestrée en Allemagne par les nazis en se fondant sur des thèses fantaisistes qui sont contredites par les travaux des historiens.
Paris, 1942. Sarah, une jeune réfugiée juive dont la famille a été décimée par les Allemands, est amoureuse de Jean. Mais Jean, lui, aime Philippe... Malgré leurs différences, tous trois seront unis dans la souffrance des persécutions : étoile jaune et triangle rose.
C'est la présentation de la trame -le peech, comme on dit chez Ardisson- du téléfilm Un amour à taire, réalisé par Christian Faure (1) et programmé sur France 2 en février. Pour traiter auprès du grand public français du théme méconnu de la déportation homosexuelle, Un amour à taire n'a pas lésiné sur les moyens. Porté par une distribution clinquante (Charlotte de Turckheim, Michel Jonasz, Bruno Todeschini, l'acteur fétiche de Patrice Chéreau), le téléfilm a été tourné à Paris et en Bulgarie où un camp de concentration a été reconstitué.
Un téléfilm poignant, opportunément programmé pendant les commémorations organisées pour la libération des camps d'extermination. Une histoire bouleversante. Mais une histoire qui n'est pas conforme à l'Histoire.
Si nul ne conteste que le régime nazi a persécuté et déporté les homosexuels en Allemagne, en application des dispositions discriminatoires du fameux paragraphe 175 (2), il n'en fut pas de même en France. En effet, même si le régime de Vichy a rétabli des mesures faisant de l'homosexualité une infraction pénale (3) qui avaient disparu du droit français depuis l'adoption du Code Napoléon, le gouvernement de Pétain n'a pas mis en oeuvre la déportation des homosexuels. Les seuls français qui ont été déportés pour leur homosexualité -on estime leur nombre à environ 200- étaient originaires d'Alsace et de Lorraine, deux régions soumises au joug nazi après avoir été annexées par le IIIème Reich en 1940. Considérés comme allemands, les homosexuels alsaciens ou mosellans se virent appliquer la législation allemande réprimant l'homosexualité.
Les historiens sont catégoriques sur ce point : Vichy n'a pas déporté les homosexuels.
Ainsi, dans leur ouvrage Négation, dénégation : la question des triangles roses (4), Michel Celse et Pierre Zaoui affirment : "la politique anti-homosexuelle nazie ne visa jamais à traquer tous les homosexuels d'Europe. Elle concerna par principe les homosexuels allemands ou considérés comme allemands dans les territoires annexés ou rattachés au Reich – tels entre autres les autrichiens, les alsaciens et certains lorrains. L'homosexualité, pour les mêmes raisons qui justifiait aux yeux des nazis qu'elle fut combattue dans les populations allemandes, n'avait pas à l'être au sein de populations non-allemandes, dont elle ne pouvait que contribuer à précipiter le déclin. Les homosexuels non-allemands ne furent expressément visés par la répression nazie qu'en cas de relations impliquant un ou des partenaires allemands". De même, les chercheurs en histoire de l'institut Adiamos ont abouti à des conclusions similaires dans leurs travaux sur la déportation : "Qu'en est-il de la déportation des homosexuels dans le reste de la France ? Il faut être clair, les travaux historiques ne révèlent rien. S'agit-il d'un oubli, d'une censure des historiens ? Non, car cela correspond au cadre juridique répressif de l'époque. Cela ne veut pas dire que des homosexuels n'ont pas pu être déportés, mais non pour leur homosexualité...".
Il faut donc que les producteurs d'Un amour à taire aient eu accès à des éléments inédits pour soutenir la thèse d'une déportation homosexuelle orchestrée par la France de Vichy. Pour affirmer que les homosexuels ont subi le même traitement que les juifs à Paris, en 1942, il faut que le projet de ce téléfilm soit assis sur des sources historiques sérieuses et incontestables.
On peut cependant en douter.
En effet, le "conseiller historique" recruté par la production sur ce téléfilm était Jean Le Bitoux, un personnage pour le moins controversé. Fondateur à la fin des années 1970 du magazine homosexuel Gai Pied, et président du Mémorial de la Déportation Homosexuelle, Jean Le Bitoux a été récemment écarté pour incompétence du projet d'archives homosexuelles de la Ville de Paris. Auparavant, il avait notamment fait paraître le livre de souvenirs de Pierre Seel, un homosexuel alsacien rescapé des camps. Bien que Pierre Seel n'ait pas porté le fameux triangle rose (il était marqué du triangle bleu des catholiques au camp de Schirmeck) et qu'il ait par la suite été enrôlé par la Wehrmacht pour combattre sur le front de l'Est, Le Bitoux a donné à son livre d'entretiens le titre ambigu de Moi, Pierre Seel, déporté homosexuel (6).
Il est donc surprenant que Jean Le Bitoux ait validé sur le plan historique un téléfilm sur l'histoire de déportés au triangle rose dont l'action se situe à Paris alors qu'il admet lui-même que la déportation homosexuelle en France est un mythe. Dans une interview au magazine gay E-Male, Jean Le Bitoux qualifie les rafles d'homosexuels de "rumeurs qui ne sont pas fondées" et admet que la vie sociale et nocturne homosexuelle "ne posait pas de réel problème à l'occupant allemand" (7).
Faisant fi de ces faits incontournables, le téléfilm de France 2 s'achève sur une scène filmée de nos jours à Paris, au Mémorial de la Déportation situé sur l'Ile de la Cité. On y voit la chorale homosexuelle Melo'Men (8) chanter pour rendre hommage aux "oubliés de la mémoire" (9) que seraient les triangles roses français. Une façon appuyée pour les auteurs d'Un amour à taire d'accréditer auprès du grand public l'idée d'une persécution des homosexuels équivalente à celle que mena le régime de Vichy à l'encontre des juifs.
Cette idée n'est d'ailleurs pas nouvelle. Elle avait été lancée dès la fin des années 1980 avec la création du Mémorial de la Déportation Homosexuelle. Alors inconnu, le premier président du Mémorial de la Déportation Homosexuelle est devenu célèbre par la suite puisqu'il s'agit de Thierry Meyssan, l'auteur du livre Une effroyable imposture qui prétendait qu'aucun avion ne s'était abattu sur le Pentagone le 11 septembre 2001. Une référence, assurément...
Porté par des hurluberlus (Jean Le Bitoux et Thierry Meyssan) et décrié par les associations de déportés (10), le Mémorial de la Déportation Homosexuelle a pourtant obtenu une reconnaissance politique de la part de Lionel Jospin et de Bertrand Delanoë. Le maire de Paris est donc mal placé pour dénoncer "les falsificateurs de l'histoire" comme il l'a fait à l'occasion des cérémonies organisées pour le soixantième anniversaire de la libération des camps de concentration.
Un amour à taire est le fruit d'un projet militant (11), comme l'explique Pascal Fontanille, co-scénariste et producteur du téléfilm : "Il y a une certaine volonté militante, partagée par tous les gens qui sont intervenus sur le film, du réalisateur aux acteurs en passant par le diffuseur". (12) Une volonté militante qui n'a pas empêché ce projet d'obtenir un financement du CNC et le soutien de France 2 qui a donné son accord pour la diffusion de ce téléfilm avant même l'écriture du scénario ! Quant au DVD, il est déjà disponible à la vente...
La manipulation des faits historiques dans le but de donner corps à la thèse fantaisiste d'une déportation homosexuelle en France doit sans doute être replacée dans la perspective de la concurrence des victimes qui agite aujourd'hui les mouvements communautaristes. Parce que la persécution est le préalable nécessaire à la réparation, il convient de revendiquer sa part de souffrance dans le crime des crimes que fut le génocide organisé par les nazis (13). Une bousculade malsaine où l'on voit des militants gays jouer des coudes pour se faire une place après-coup sur le quai de la gare de Drancy.
Détourné par des militants communautaires qui comptent sur l'ignorance de leurs relais médiatiques pour toucher le grand public, le devoir de mémoire peut servir de prétexte à toutes les dérives s'il ne repose pas sur une connaissance solide des faits historiques. Avec la diffusion d'Un amour à taire, le service public audiovisuel ne contribue pas à cet impératif de connaissance.
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(1) Christian Faure n'en est pas à son premier téléfilm sur l'homosexualité. Il a aussi réalisé Juste une question d'amour, un téléfilm relatant une histoire d'amour entre deux jeunes hommes et diffusé sur France 2 en 2000 .
(2) Le paragraphe 175 du code pénal allemand de 1871 interdisait les relations sexuelles entre hommes. Cette disposition servit de fondement juridique aux persécutions exercées par les nazis à l'encontre des homosexuels.
(3) En août 1942, le régime de Vichy introduit dans le code pénal une disposition interdisant les relations homosexuelles pour les mineurs.
(4) Michel Celse et Pierre Zaoui, Négation et dénégation : la question des "triangles roses" (http://www.triangles-roses.org/negation_denegation.htm)
(5) Association pour la Documentation, l'Information et les Archives des Mouvements Sociaux, Histoire et Mémoire. Déportation et Déportés
(http://cigales.free.fr/iso_album/histoire_et_memoire.pdf).
(6) Pierre Seel et Jean Le Bitoux, Moi, Pierre Seel, déporté homosexuel, Calmann-Lévy.
(7) E-Male n° 86, 6 janvier 2005.
(8) La chorale homosexuelle Melo'men a été notamment présidée par Laurent Bellini qui a activement milité pour une reconnaissance politique de la déportation homosexuelle en France lorsqu'il était au cabinet du secrétaire d'Etat aux anciens combattants sous le gouvernement Jospin.
(9) Jean Le Bitoux, Les oubliés de la mémoire, Hachette Littératures.
(10) Notamment la Fédération nationale des déportés et internés résistants et patriotes (FNDIRP) et l'Union nationale des déportés et internés français (UNADIF).
(11) Lorsqu'il répond aux interviews de la presse gay, Christian Faure dit "nous" en parlant des homosexuels...
(12) E-llico : "La télé reconnaît les triangles roses"
(http://www.e-llico.com/content.php?section=tele&id=107)
(13) Les thèses récentes insistant sur l'existence de déportés noirs (métis issus d'unions entre des femmes allemandes et des soldats alliés des régiments coloniaux au lendemain de la première guerre mondiale) dans les camps nazis peuvent aussi être appréhendées dans ce contexte.
Un passage de la version initiale du texte ("Ils seront déportés : Sarah parce que juive, Jean et Philippe parce qu'ils sont homosexuels. Pour elle l'étoile jaune, pour eux le triangle rose") a suscité un correctif de la part de l'ancien président de l'association Melo'Men